André Peyrègne, chef d’orchestre, musicologue, conférencier et ancien directeur du conservatoire de Nice est aussi critique musical et chroniqueur « Histoire » à Nice Matin 

Au nom de notre amitié et de l’intérêt qu’il a bien voulu porter au Cercle Stendhal, il nous a autorisé la reproduction de l’article qu’il y a publié en mars dernier, dans le quotidien Nice-Matin  un article passionnant nous présentant Stendhal, auteur du livre « Mémoire d’un touriste »

C’était un grand voyageur, râleur, un voyageur imparfait qu’il nous décrit à travers ce récit de villes en villages …

C’est lui qui a mis à la mode les mots touriste et tourisme

Bon voyage à travers Stendhal, et toute ma gratitude à André Peyrègne.

Richard Duvauchelle
Conservateur du Musée Escoffier de l’Art Culinaire (Villeneuve Loubet)

L’auteur, Le livre

Le Rouge et le Noir ? La Charteuse de Parme ? Oui, c’est d’Henri Beyle dit Stendhal qu’il sera question aujourd’hui. Mais pas du romancier. Du voyageur. Ce ne sont pas Julien Sorel, Madame de Rénal, Fabrice del Dongo ou Clelia qui sont les héros, mais lui-même, Stendhal, au milieu des villes de notre région, de la nature, de la société.
Stendhal était un grand voyageur. C’est lui qui, en 1838, a mis à la mode les mots « touriste » et « tourisme » dans son livre Mémoires d’un touriste.
Mais Stendhal est un voyageur râleur. Il va nous entraîner, ici, à Toulon, à Cuers, à Puget, à Grasse, à Cannes. Rien n’arrive à le satisfaire — ou si peu !
À Toulon, « la ville paraît bien laide », La Seyne est un « joli séjour pour un homme ruiné » et, pour lui, dans le Var, les oliviers sont les arbres les plus laids au monde ». Il se moque de son logeur ivrogne, Monsieur Boivin « qui est mort à force de mériter son nom » ! À Grasse, « absence totale d’architecture et de cafés et mauvaise odeur dans les rues, la moindre petite ville de la côte de Gênes est cent fois supérieure à celle-ci ! »
Et ce n’est pas le pont romain de Cannes qui va le remettre de bonne humeur : « Il est si bourgeois, si dénué de tout ce qui parle à l’imagination, si différent de celui de Vaison, que j’ai peine à le croire romain. »
Qu’aurait-il dit de la Côte d’Azur d’aujourd’hui ? N’y pensons même pas ! Suivons-le dans ses pérégrinations boudeuses d’autrefois….


ANDRÉ PEYREGNE
magazine@nicematin.fr
Première édition des Mémoires d’un touriste.
(Photos DR)


Mémoires d’un touriste.
STENDHAL LE VOYAGEUR RÂLEUR


Dans cette rubrique, nous présentons en alternance des textes écrits par de grands auteurs sur région et des romans où l’action s’y déroule.
Aujourd’hui Mémoires d’un touriste de Stendhal

Toulon, le 17 mai 1838. Arrivé à Toulon le 17 à cinq heures, par une pluie battante. Levé à trois heures. J’étais fatigué ; je me place, de désespoir, sur le canapé d’une chambre petite, mais fort propre, à l’anglaise, et je m’endors jusqu’à huit heures. Il n’y avait rien à l’hôtel à cette heure indue. Je vais, en tâchant d’éviter la pluie et un ruisseau d’eau claire de trois pieds de large, à un café borgne où je trouve une politesse parfaite. Le contraste avec le caractère grossier du pays provençal fait que je suis charmé par la litesse de la mère et de la jeune fille qui tiennent ce café, à côté de la Pomme et de Cloche d’or.

Stendhal entreprend de visiter la ville.

Je vais voir la place d’Armes et le port… Je suis furieusement choqué d’un volet vert au jardin du Préfet maritime. Quelle laideur ! Il faudrait une grille. La pluie et le vent d’ouest me persécutent sur le port. J’entre dans un beau café. Café mauvais…
Toulon, ville concentrée à l’utile, avec ses rues droites et étroites, paraît bien laide sans les platanes…
Très joli boulevard nommé rue Lafayette ; trottoirs de douze pieds de large, fort bien pavés de briques de champ. La chaussée du milieu, destinée aux voitures, est fort bombée et pavée de magnifiques pierres carrées plus grandes que le grès de Fontainebleau qu’on emploie à Paris. .. Toulon a plusieurs petites places… Celles-ci abondent en fontaines fort jolies, quoique sans luxe. À l’extrémité de la rue étroite qui aboutit au parc, à côté des fameuses cariatides de Puget, une fontaine, formée par un petit obélisque surmonté de deux têtes fort belles, accolées comme des têtes de Janus, produit un effet remarquable de beau antique..

Alors qu’à Toulon, tout le monde — et notamment les intellectuels, journalistes et romanciers comme Hugo ou Dumas — veut aller visiter le bagne, Stendhal s’y refuse.

Je l’avouerais, je suis un voyageur imparfait et le lecteur n’a pas besoin de mon aveu pour s’en apercevoir. Je n’ai pu prendre sur moi, par ce temps sombre, par la pluie si contrariante, par le vent désagréable, d’aller voir le grand établissement de la marine.

J’avais horreur surtout de rencontrer les forçats. Le laid m’opprime bien déjà assez, moi qui supporte la fatigue de la diligence et de mauvaises chambres dans l’espoir de rencontrer quelque chose de beau…
J’ai désennuyé ma journée en montant sur le bateau à vapeur… Le vent violent en venant, par rafales, me jetait la pluie au visage. Il me fallait constamment tenir mon chapeau d’une main. Cette baie de Toulon, grande comme un petit lac, était aussi agitée qu’elle pouvait l’être. Il nous a fallu une heure pour gagner la jolie petite ville de la Seyne. J’ai été amusé par la galanterie d’un matelot à l’égard d’une fort jolie femme, ma foi, de la classe du peuple aisée, que la chaleur avait chassée de la chambre en bas, avec une de ses compagnes. Il l’a couverte d’un voile pour l’abriter un peu, elle et son enfant, mais le vent violent s’engouffrait dans le voile et le dérangeait ; lui, chatouillait la belle voyageuse et la découvrait tout en faisant semblant de la couvrir.
Il y avait beaucoup de gaîté, de naturel et même de grâce dans cette action qui a duré une heure…
La Seyne, jolie petite ville de 8 000 âmes, m’a dit le cafetier – il ment peut-être — joli petit séjour pour un homme ruiné.

Rien de beau et de sublime comme par exemple à Sestri Levante, entre Gênes et Sarzana… J’ai vu, malgré la pluie, de beaux bateaux à vapeur en construction…
À la Seyne, je regardais le grand hôpital de Saint-Mandrier vis-à-vis de Toulon, de l’autre côté de la rade, J’ai demandé à un marin ce qu’on en faisait :
« -Rien, Monsieur, il est exposé en plein au mistral, il est inhabitable ! »

Le lendemain, Stendhal reprend son voyage.

Je pars de Toulon à 9 heures et Je fume mon cigare sous ces platanes dont l’ombre réunit les quinze ou vingt diligences placées vis-à-vis de la Croix d’Or.
Temps superbe que nous devons à ce vent de mistral. ..
On change de chevaux à Cuers…
Cette petite ville serait assez laide sans les platanes. Le magnifique platane planté devant l’Hôtel de ville fait décoration. Magnifique son de la cloche. J’entre dans l’église ; rien de plus plat ; voûte gothique avec nervures ; forme de jeu de Paume. La place n’est pas mal à cause des grands arbres…
Ma vue est réjouie par une petite montagne parfaitement verte et couverte d’herbe jusqu’au sommet, spectacle rare en Provence. Je suis étonné de la beauté des oliviers de Puget ; je dis beauté, quoiqu’il n’y ait pas au monde d’arbres plus laids. Ils ont toujours l’air cacochyme et amputé, mais enfin, au Puget, ils sont gros. Mes compagnons de voyage m’expliquent que seuls de tous les oliviers de la Provence, ils ne gelèrent pas.

Stendhal poursuit son voyage en se plaignant du mauvais état des routes (ces revers de pavés donnent de rudes secousses à la diligence) et fait ses comptes.

À demi endormi, à Draguignan, je suis frappé par cette idée : il ne me reste que 46 francs, en défaisant le rouleau, pour payer la dame de la diligence (appelée Madame veuve Boivin, dont le mari s’en est allé, à 38 ans, à force de mériter son nom. À la vérité, il remplaçait le vin par l’eau-de-vie).
En arrivant à Cannes, demain, à 2 heures, j’aurai payé: dîner du dimanche 2,50 francs, étrennes 1 franc, chambre 2 francs, blanchissage 0,75 franc, déjeuner du dimanche 1 franc, voyage 6 francs.
Total : 13, 25 francs.
Reste : 33 francs. Avec cela peut-on voir Fréjus ? Pour la première fois depuis huit ans, je suis forcé de songer à l’économie… Pourquoi ne pas avoir pris 200 francs ; pourquoi ne pas avoir toujours 10 napoléons cousus dans un carton ? Mon imagination l’emporte, je me livre au plaisir de rêver et je néglige les soins terrestres nécessaires.

Parti à 2 heures du matin de Draguignan Stendhal arrive à Grasse à 11 heures. Grasse, à l’époque, appartenait au département du Var. Nice et son comté, de l’autre côté du Var, faisaient partie du Royaume de Piémont-Sardaigne. Une fois de plus, Stendhal est de mauvaise humeur.

J’étais parti de Draguignan à 2 heures du matin après être resté au lit une heure et demie. Diligence qui me semble une patache tant elle est dure et le chemin mauvais ; à chaque instant, revers de pavé chargés de pierres par les res pluies et que l’on passe au grand trot. Odieux revers qui me font mal à la tête… Vilain paysage de montagne. Champs couverts de pierres ; je meurs de sommeil et de fatigue.

Soudain, le paysage se fait plus attrayant.

En approchant de Grasse, la couleur des feuilles des oliviers devient d’un vert plus foncé ; ils sont gros comme des saules. Les figuiers sont des arbres qui ont souvent huit pouces de corps, absolument comme sur la route de Portici ; c’est que Grasse est abrité au nord par une montagne nue dans le haut. Enfin je vois des rosiers cultivés en plein champ. Le vent est au midi et roule de gros nuages ; j’ai peur de la pluie. Tout à coup j’aperçois Grasse plaqué contre un monticule, entouré de monticules couverts d’oliviers qui semblent vouloir se précipiter sur la ville. Cette ville a tout à fait une physionomie génoise. Je n’ai jamais rien vu en très petit, qui rappelât plus complètement Gênes et les villes de son littoral.
On domine la mer qui apparaît à deux lieues. En arrivant, on trouve une terrasse garnie de grands arbres, bien autrement belle que celle de Saint-Germain. À droite et à gauche, montagnes littéralement couvertes d’oliviers touffus jusqu’à leur sommet et, au fond de la vallée, très grande étendue de mer qui, à vol d’oiseau, ne semble pas à plus de deux lieues.

La bonne humeur est de courte durée.

Depuis longtemps, vingt ou vingt-cinq ans, j’éprouve un moment de dégoût profond, une heure après être arrivé dans une ville, et plus si je me suis fait une image charmante de la ville, plus mon imagination s’en est occupée, plus vif et plus pénible est le moment de dégoût.
Je viens seulement de voir le pourquoi à Grasse (le 20 mai 1838). Je suis obligé de m’occuper de petits soins terrestres : chercher un café, une chambre, empêcher qu’on ne me trompe, etc., etc. Toutes ces vilenies distraient mon âme de ses charmantes rêveries…
J’apprends que cette ville est remplie de cercles, ce qui, au moral, la rend fort désagréable pour un étranger. Pas de café propre ; j’ai toutes les peines du monde à trouver le moyen de lire le dernier numéro des Débats.
Rues étroites comme dans les villes du littoral de Gênes… Mais absence totale d’architecture et de cafés et mauvaise odeur dans les rues où l’on fait toujours un peu de fumier, suivant l’exécrable usage que j’ai déjà trouvé à Aubagne et au Luc…
Ici, aucun luxe m’a-t-on dit. Un homme qui a cent mille francs de fortune porte un habit râpé et Grasse compte plusieurs millionnaires tout aussi mal vêtus que le reste de ses concitoyens. En revanche, les demi-paysans qui, aujourd’hui, peuplent la place, ont l’air fort cossu…
La moindre petite ville de la côte de Gênes est cent fois supérieure à ici, mais l’on est en France et l’on n’a pas à songer au gouvernement. Le journal arrive de Paris le cinquième jour de sa date…
Je suis poursuivi jusque dans ma chambre par une certaine odeur de résine qui me fait mal à la tête et qui pourrait bien être l’odeur de la parfumerie de Grasse.

Stendhal achève son périple à Cannes où il ne trouve pas davantage le bonheur.

Je regardais avec envie, du haut de mon tilbury, de charmantes maisonnettes blanches, situées au milieu de grands oliviers et des bouquets de chênes qui couronnent la montagne au levant de Cannes.
Mais j’avais compté sans l’autour aux serres cruelles.
Ce venin caché qui semble prendre à tâche d’empoisonner les plus charmants endroits de la Méditerranée attaque cette charmante montagne… De malheureuses eaux stagnantes, situées loin de là et surtout infiniment plus bas derrière la pointe de terre qui s’avance vers I île sainte Marguerite, du côté de ce golfe de Jouan devenu si célèbre, empoisonnent toute cette montagne…
Les eaux ménagères et les trois égouts de Cannes empoisonnent la jolie promenade du bord de mer.
Lord Brougham a fait élever son joli petit château au couchant du promontoire couronné par l’église de Cannes, Notre-Dame-de-l’Espérance, au-delà du torrent du Rioun qui la l’honneur d’être traversé
par un pont romain sur lequel je viens d’avoir l’honneur de passer. Il n’a rien pour lui que son antiquité. Il est bâti en petites pierres plates et, en vérité, il est si bourgeois, si dénué de tout ce qui parle à l’imagination, si différent de celui de Vaison, que j’ai peine à le croire romain.

Ainsi s’achève, le 21 mai 1838, le périple de Stendhal dans notre région — mettant fin à ses accès de mauvaise humeur !