En cette période de bicentenaire Napoléonien c’est un spécialiste du tourisme et de la fortification, Alain MONFERRAND, ancien Directeur de l’Observatoire national du tourisme et Président de l’Association VAUBAN évoque la mise en tourisme d’un monument de la seconde Campagne d’Italie : le Fort de Bard en Val d’Aoste que rencontrent sur des chemins et par des cols enneigés jugés alors impraticables  le 1er Consul et les 40 000 hommes des troupes françaises.

Parmi celles-ci un certain Henri Beyle, jeune Sous-Lieutenant de 17 ans plus connu sous le nom de STENDHAL est auprès du Commissaire des Guerres DARU et y connaît son baptême du feu lors du siège du fort, un obstacle majeur qui retarde Napoléon sur la Route de Marengo.

Un « vilain Castel » qui sera rasé et renaitra à la fin de l’Empire pour connaître récemment une remarquable mise en tourisme. JPM

Du « vilain castel de Bard » au centre muséographique et culturel du Fort de Bard en Val d’Aoste, plus importante restauration et réutilisation d’un ouvrage fortifié en Europe.

1-Le fort de Bard un exemple pluriséculaire de la défense de la frontière alpine du Duché de Savoie et du Royaume de Piémont Sardaigne.

Le site de Bard à la sortie du Val d’Aoste est un étranglement naturel sur le cours de la Doire Baltée, qui contourne à cet endroit un cône rocheux constituant une position inexpugnable pour interdire le passage à toute armée d’invasion venant de France ou de la plaine d’Italie. Fortifié dès le XIIIème siècle par les Ducs de Savoie, le château fort initial sera modernisé, puis à partir du XVIIème siècle renforcé, par des batteries couvertes et une enceinte bastionnée. (Fig -1). Déjà en 1704 le fort avait opposé une vive résistance aux troupes françaises du maréchal de la Feuillade durant la guerre de succession d’Espagne.

Fig 1.

2-Un caillou dans la botte du Premier Consul Napoléon Bonaparte, après son franchissement des Alpes au col du Grand St Bernard.

En mai 1800, le 1er Consul (Fig 2) constitue à Dijon une « Armée de Réserve » de 40 000 hommes, destinée à faire diversion en Italie du Nord pour aider Masséna assiégé dans Gênes  par les armées autrichiennes du général Mélas (Fig 3).  Le plan de Napoléon consiste à gagner Milan au nord de l’Italie et de là, à menacer les lignes de communications et de ravitaillement autrichiennes avec le Tyrol. Mais à cette époque de l’année, la neige rend les cols impraticables. C’est pour cela que le Général Mélas n’a laissé en surveillance dans le val d’Aoste qu’un régiment d’infanterie et un de cavalerie.

Fig 2.
Fig 3.

Le Premier Consul a missionné un de ses meilleurs officiers du Génie, le Général de Marescot  (Fig.4) pour reconnaitre la route du Grand St Bernard. Celui-ci rend compte que faire franchir le col à 40 000 hommes et à leur artillerie sera très difficile mais pas impossible. Bonaparte se met en marche début mai avec son « Armée de réserve » qui de Dijon se dirige le long du lac Léman vers Martigny et le col du Grand St Bernard. (Fig 5).

Fig 4.
Fig 5.

Cette opération est pour l’époque extraordinaire car à cette période de l’année, l’infanterie et la cavalerie ne peuvent progresser en haute montagne que le matin en raison des avalanches, et qu’il faut placer toute l’artillerie sur des traineaux creusés dans des troncs d’arbre. (Fig 6).

Fig 6.

Cette 2ème campagne d’Italie réunit un « casting » extraordinaire car on y retrouve un tiers des futurs grands Maréchaux d’Empire (Berthier, Lannes, Murat, Duroc, Bessières, Marmont…) (Fig.7) et des grands généraux (Loison, Chabran, Chambarnac, Moncey, Dupont ….). Lannes est en pointe avec l’infanterie (Fig.8) et Murat avec la cavalerie (Fig 9). Le 14 mai ils passent le col et repoussent sans grandes difficultés les rideaux de troupes autrichiennes qui leur font face jusqu’au fort de Bard, dont la masse impressionnante ferme la vallée et dont les batteries de canons lourds interdisent tout franchissement (Fig 10). Marescot va faire construire à gauche du fort un chemin qui permettra de faire passer l’infanterie et la cavalerie par le col d’Albard. (Fig 11). En revanche l’artillerie ne peut passer sauf de nuit sous le feu de l’artillerie du fort ( Fig.12). Un siège en règle est donc commencé contre le fort de Bard défendu par 400 autrichiens commandés par le capitaine Stockard von Berkhof. ( Fig.13)

Fig 7.
Fig 8.
Fig 9.
Fig 10.
Fig 11.
Fig 12.
Fig 13.

Ce dernier tiendra tête jusqu’au 1er juin retardant d’autant le passage de l’artillerie du Premier Consul, artillerie qui lui faisant défaut à Marengo, manquera de peu de lui faire perdre la bataille.

Parmi les jeunes officiers qui effectuent leurs premières armes dans cette deuxième campagne d’Italie un certain Henri Beyle jeune Sous-Lieutenant plus connu sous le nom de Stendhal est auprès de Daru, Commissaire des Guerres et y connait son baptême du feu lors du siège du fort de Bard, il n’a alors que 17 ans.( Fig.14)

Fig 14.

Furieux du retard que la résistance du fort de Bard lui avait fait prendre le 1er Consul ordonna dès sa reddition que l’on face raser jusqu’au sol « le vilain castel de Bard ».

3-La reconstruction du Fort de Bard de 1830 à 1838 par l’ingénieur en Chef Olivero aidé d’un certain lieutenant Cavour.

Après Waterloo, le royaume de Piémont-Sardaigne recréé se voit sommé par la sainte Alliance et notamment l’Autriche de reconstruire avec l’argent des indemnités de guerre versées par la France, la ceinture de forteresses bloquant les vallées alpines débouchant sur la plaine du Pô afin de contenir toute velléité française de passer les Alpes pour envahir l’Italie. Cinq grandes forteresses seront ainsi construites selon la doctrine de la fortification perpendiculaire de Montalembert, superposant des batteries de canons casematés : l’Esseillon en amont de Modane au pied du col du Mont-Cenis, aujourd’hui en France, Exilles dans la vallée de Suze et Fenestrelle dans la vallée du Chison au débouché du col de Montgenèvre, et Vinadio dans la vallée de la Stura au débouché du col de Larche. Le dernier fort à être construit sera le fort de Bard au débouché du Val d‘Aoste sur la Doire Baltée.( Fig 15)

Fig 15.

L’ingénieur Antonio Olivero, directeur des fortifications du Royaume de Piémont Sardaigne en trace les plans et supervise les travaux auxquels participe un certain Cavour, futur Premier ministre du roi Victor Emmanuel II alors jeune lieutenant du Génie (Fig. 16)

Fig 16.

Ce fort se compose de 4 ouvrages : un grand casernement sommital le fort Carlo Alberto équipé de casemates d’artillerie, un ouvrage intermédiaire casematé le fort Vittorio, l’ouvrage « Mortai » équipée de mortiers pour contrebattre les flancs du fort et enfin au pied de la falaise l’ouvrage Ferdinando à deux batteries casematées superposées. Au total près de 15 000 m2 de superficie, 9000 m2 de toiture, 283 pièces avec 300 meurtrières et une centaine d’embrasures d’artillerie dont une quarantaine modernisée en 1890 pour les adapter à l’artillerie rayée. Le fort pouvait loger 415 hommes en temps de paix et le double en temps de guerre.( Fig 17)

Fig 17.

Cet ouvrage n’a jamais servi car de 1838 à 1940, il n’y a pas eu de conflit avec la France et à partir de 1915, le fort est obsolète et ne sert plus que de dépôt, de casernement ou même de prison pour les prisonniers de guerre lors de la Première et de la Seconde Guerre mondiale.

4- La Renaissance du fort de Bard.

Déclassé en 1975 par l’Armée de Terre Italienne, le fort de Bard très dégradé est racheté en 1995 par la Région Autonome du Val d’Aoste. Un plan de restauration du fort et du bourg de Bard d’un montant de 45 millions d’Euros est lancé avec l’aide des fonds européens (FEDER 40%) du gouvernement italien au titre des aides aux régions autonomes en reconversion économiques (40 %) et des collectivités territoriales du Val d’Aoste (20 %). A cette somme viendront s’ajouter une somme équivalente pour la construction de 4 musées financées de la même manière au niveau des aides de l’Europe et de l’Etat Italien.

De 1996 à 2002 l’essentiel de la restauration architecturale de tous les ouvrages du fort et du bourg de Bard est effectué. Un projet de réutilisation sous forme de centre culturel et muséographique comprenant deux hôtels, deux restaurants (Fig.18) et 4 musées est mis au point par un conseil scientifique puis une équipe conseil qui définit les contenus des musées. En 2006 un « Musée des Alpes » est inauguré. (Fig. 19), puis un centre d’activité des enfants (2009) (Fig 20), puis un musée de l’Histoire du fort (2013) (Fig. 21). Enfin en 2017 sont inaugurés un musée de la fortification (Fig. 22) et un musée de la frontière (Fig. 23).

Fig 18.
Fig 19.
Fig 20.
Fig 21.
Fig 22.
Fig 23.

Au total 3600 m2 pour les expositions permanentes et temporaires qui en font la plus grande forteresse reconvertie d’Europe sinon du monde. Ce centre muséographique historique et culturel reçoit selon les années depuis 15 ans entre 300 000 et 400 000 visiteurs soit trois fois la population du Val d’Aoste avec une très belle programmation d’expositions de peintures, de photographies venues d’Italie et de l’Europe entière.

La décision prise par la région autonome du Val d’Aoste de consentir un tel investissement montre sa volonté de substituer à une économie industrielle sinistrée (Mines de fer, électrométallurgie…) comme dans beaucoup de vallées alpines d’Europe, en complétant une économie touristique très tournée vers le ski et vers l’alpinisme d’été par des activités culturelles. Pour ce faire, quatre musées traitent respectivement de la personnalité propre des vallées alpines, de l’histoire militaire de la vallée, de l’évolution au cours des deux derniers millénaires des fortifications que l’on peut encore voir dans tout l’Arc Alpin, et de  l’évolution des frontières sur les Alpes occidentales sur la même période.

La Région val d’Aoste a pour ce faire su magnifiquement tirer parti des possibilités offertes par les crédite européens du FEDER et des dispositions financières très avantageuses réservées par l’Etat italien à ses régions autonomes.

Le succès rencontré par ce lieu culturel exceptionnel tient à quatre raisons géographiques :

  1. Le monument exceptionnel tant par son emplacement que par son architecture spectaculaire, sorte de « Mont St Michel des Alpes » ( Fig 24) bien visible de jour et de nuit  depuis l’autoroute A-5.
Fig 24.
  1. La situation géographique très favorable du fort de Bard en bordure d’une autoroute fréquentée par 8 millions de véhicules légers et de bus soit 24 millions de touristes et visiteurs, au débouché de deux des trois grands tunnels alpins : le tunnel du Grand St Bernard par lequel transitent les clientèles allemandes, suisses et scandinaves et le tunnel du Mont Blanc par lesquelles arrivent les clientèles venues de France, du Bénélux et de Grande Bretagne.
  1. Une vocation touristique affirmée du Val d’Aoste qui rassemble le tiers des stations italiennes de sport d’hiver et d’été et était déjà connu de la clientèle italienne et européenne, comme la « vallée aux cent châteaux ».( Fig 25)
Fig 25.
  1.  Un hinterland très favorable avec les grandes agglomérations de Turin ( 2,2 millions d’habitants ) à moins d’une heure de voiture, de  Milan (7,4 millions d’habitants), à moins de 2h30, de Gênes ( 1,2 millions) à 3H00 , et un tissu de villes moyennes de plus de 100 000 habitants  bien reliées au val d’Aoste par un réseau d’autoroutes très dense.

Ce succès tient aussi à trois autres raisons :

            1-Les aides financières exceptionnelles dont bénéficient les régions autonomes en Italie qui permettent de compléter les aides européennes du FEDER (40%) par une aide équivalente de l’Etat italien.

            2-Le recours pour la maitrise d’ouvrage à un dispositif spécifique à l’Italie : les             sociétés financières constituées spécifiquement pour la réalisation d’un projet qui drainent toutes les contributions financières d’origines diverses, en l’occurrence la « FINBARD », qui a été très efficace dans les travaux de restauration du fort et de réalisation des 4 musées.

            3- les prix des prestations en Italie incomparablement plus faible pour un travail d’excellente qualité. Les élus de villes fortifiées françaises qui ont visité le Fort de Bard ont été stupéfaits par le prix des prestations.

                                                                                   Alain MONFERRAND

                                        Membre du comité directeur et co-auteur du projet muséographique